mardi 18 mars 2014

L’étrange idylle entre Marc Descheemaecker et Ernst & Young

Belga
Ce mardi, l’ex-patron de la SNCB Marc Descheemaecker a présenté son livre Dwarsligger à la presse. Il y évoque sa relation avec le consultant Ernst & Young par le tout petit bout de la lorgnette et se glorifie d’avoir empêché la publication dans un grand hebdomadaire francophone d’un article soi-disant mal informé. La réalité, c’est que pendant dix ans Marc Descheemaecker et E&Y n’ont cessé de «flirter», mêlant affaires publiques et vie privée. En février 2013, en plein scandale du TGV low cost Fyra, Descheemaecker a commandé au consultant, aux frais du contribuable, un étrange rapport à 250.000 euros. Pour sauver sa peau? Une enquête de M... Belgique, initialement publiée le 1er février.

Quelque chose a-t-il coincé entre Deloitte, numéro un de l’audit et du conseil en Belgique, et Marc Descheemaecker, l’ex-patron de la SNCB qui préside Brussels Airport depuis le 1er janvier? Depuis longtemps, Deloitte est un prestataire de services régulier pour Infrabel (gestionnaire du réseau ferroviaire) et la SNCB-Holding. Mais avec la SNCB (qui exploite le réseau), ça n’a jamais vraiment «roulé» pour le consultant sous l’ère Descheemaecker (2005-2013).

Serait-ce dû au caractère ombrageux de cet économiste étiqueté Open VLD, aujourd’hui courtisé par la N-VA? Toujours est-il que chez Deloitte, on s’étonne du nombre important de contrats décrochés par Ernst & Young à la SNCB depuis 2005. Et on espère que la fusion entre la SNCB et la SNCB-Holding, opérationnelle depuis le 1er janvier, va rebattre les cartes de la consultance.

Il est vrai que certains chiffres sont troublants. Entre 2006 et 2009, l’opérateur ferroviaire a dépensé plus de 17,3 millions d’euros pour s’offrir les conseils d’E&Y. Soit 31,3% de l’ensemble du budget «consultance» sur cette période. Près du tiers de l’enveloppe pour un seul des «Big Four», cela laisse de suite moins de place aux trois autres géants du secteur (Deloitte, PwC et KPMG) et à tous les autres bureaux de consultance actifs en Belgique (McKinsey, Accenture, TriFinance, Mott MacDonald, Concept Risk, etc.).

Comment expliquer qu’E&Y, médaille de bronze sur le marché belge, se taille ainsi la part du lion à la SNCB? A en croire nos confrères de Knack, il s’agirait d’un renvoi d’ascenseur qui ne dit pas son nom (1). En 2004, le très libéral Gantois Guy Serraes, ami de Descheemaecker et ancien conseiller de l’ex-ministre flamande Fientje Moerman (Open VLD), a exercé un intense lobbying auprès du très libéral Gantois Guy Verhofstadt (alors Premier ministre) pour faire nommer Marc Descheemaecker (alors directeur de la filiale marchandises B-Cargo) à la tête de la SNCB. Mais voilà: militant Open VLD de la première heure, Serraes est aussi et surtout directeur de la branche Secteur public chez E&Y depuis 2001…

Coïncidence? Peu après l’arrivée, en 2005, de Marc Descheemaecker aux commandes de la SNCB, le recours à des consultants externes explose. Les dépenses passent grosso modo du simple au double chaque année à partir de 2006, jusqu’à atteindre un pic de 45,7 millions d’euros en 2010. En 2005, E&Y n’a que 0,7% du gâteau. En 2006, sa part bondit à 37,6%, puis se stabilise autour de 30% entre 2007 et 2009.

Fiston embauché par E&Y

Cette «idylle» entre Marc Descheemaecker et le géant de la consultance semble avoir pris un tour plus personnel à l’été 2009. Ses deux masters en poche – un en relations internationales, l’autre en économie et gestion –, le jeune Thomas Descheemaecker, le fils de Marc, postule chez Deloitte où il rêve de décrocher son premier job. La procédure de recrutement se fait en plusieurs étapes. Au cours du processus, le jeune homme n’est pas retenu. «Il n’avait pas le niveau requis», nous souffle-t-on chez Deloitte.

Quelques semaines plus tard, Thomas est pourtant embauché par E&Y. «Le concurrent direct de Deloitte, qui travaille dans le même secteur et sur le même marché, aurait-il des critères d’embauche plus laxistes que Deloitte? Ou Ernst & Young cherchait-il à consolider sa relation d’affaires avec la SNCB en embauchant le fils du patron?», s’interroge un ancien ponte de la SNCB, perplexe.

Curieusement, entre octobre 2009 (moment où son fils est embauché par E&Y) et le 13 novembre 2013 (quand il quitte son poste d’administrateur délégué de la SNCB), Marc Descheemaecker n’a jamais dévoilé au conseil d’administration de l’opérateur ferroviaire que son fils travaillait pour E&Y. «Légalement, il n’y était pas tenu, explique un juriste, mais moralement il aurait pu le faire pour éviter les suspicions de conflit d’intérêts.»

En effet, avec ses pouvoirs d’administrateur délégué, Marc Descheemaecker pouvait décider, seul, d’attribuer à E&Y des marchés de services (en procédure négociée) d’un montant pouvant atteindre 1,25 million d’euros. A la SNCB, les marchés entre 1,25 et 2,5 millions sont du ressort du comité de direction. Quant aux tout gros contrats, supérieurs à 2,5 millions, l’aval du conseil d’administration est requis.

Mais le conflit d’intérêts non déclaré est heureusement resté théorique. En janvier 2010, le conseil d’administration de la SNCB s’inquiète de l’explosion des frais de consultance. Et recadre Descheemaecker, juste avant que la Cour des comptes n’aille fourrer son nez dans ce guêpier. En 2011, ces frais chutent de… 57% par rapport au sommet historique de 2010. Et ils ne font que baisser depuis: 19,8 millions d’euros (2011), 16,2 millions (2012), 12,2 millions (2013). La part de gâteau d’E&Y, elle, a repris des proportions plus en phase avec la place réelle du consultant sur le marché: 8,4 millions d’euros sur la période 2010-2013, soit 9% du total. Contre, pour rappel, 31% en 2006-2009.

Le scandale du Fyra

Une question subsiste: les études commandées par Marc Descheemaecker l’ont-elles toutes été dans l’intérêt de la SNCB? Le 22 février 2013, le patron de l’entreprise ferroviaire décide seul, sans prévenir son comité de direction, de passer commande à E&Y d’un rapport sur les causes du flop monumental du Fyra, ce TGV low cost qui devait relier Bruxelles à Amsterdam et dont les avaries répétées, dès sa mise en service en décembre 2012, ont très vite sonné le glas.

Selon un document interne à la SNCB, cette étude d’E&Y en deux volets a coûté un quart de million d’euros au contribuable belge. Le premier volet, intitulé «Fyra strategic review», a été facturé 150.000 euros à l’opérateur ferroviaire le 31 mai 2013. Baptisé «Fyra detailed business case» et livré dans les semaines qui suivirent, le second volet a lui coûté 100.000 euros. Etant donné que le PV du conseil d’administration de la SNCB du 6 septembre 2013 évalue à 668.869 euros les frais de consultance non juridiques dépensés rien que pour le dossier Fyra, le rapport commandé par Descheemaecker représente à lui seul 37% des frais engagés. Pourtant, bizarrement, les noms de quatre consultants sont mentionnés dans le PV, mais pas le principal d’entre eux: E&Y…

Après le prix, le fond. Curieusement, Marc Descheemaecker a demandé à E&Y de ne se focaliser que sur la procédure d’achat des trains, qui s’est déroulée entre 2000 et 2004. «C’est très bizarre, s’étonne Stefaan Van Hecke, député fédéral Groen. Il voulait apparemment démontrer que des fautes auraient été commises durant cette période. Pourquoi avoir écarté les années 2005-2013 durant lesquelles il était aux commandes?»

D’autant que la gestion du dossier sous l’ère Descheemaecker interpelle. Comment expliquer le fiasco du Fyra alors qu’un budget de 1,8 million d’euros avait été débloqué par le conseil d’administration en avril 2004 pour assurer un suivi «de qualité» du dossier par le département Achats et la direction Matériel de la SNCB, jusqu’à la livraison des trains prévue en 2007? «Pourquoi personne à la SNCB n’a-t-il tiré le signal d’alarme? Et pourquoi n’a-t-on pas mis fin au contrat en 2007 lorsque le fabricant italien AnsaldoBreda s’est révélé incapable de livrer les trains dans les temps?», s’interroge le député CD&V Jef Van den Bergh.

Zones d’ombre

Ce dernier déplore aussi l’existence de zones d’ombres dans la procédure d’homologation du Fyra par le Service de sécurité et d’interopérabilité des chemins de fer (SSICF). Et se demande pourquoi il a fallu attendre que les trains «tombent littéralement en morceaux» pour qu’on leur retire leur licence. «Ces éléments n’ont pas été pris en compte dans l’étude d’E&Y parce que Marc Descheemaecker lui-même était à la barre», conclut Jef Van den Bergh.

«Avec le recul, la chronologie des faits laisse penser que Marc Descheemaecker a commandé cette étude pour sauver sa peau, analyse Stefaan Van Hecke. Et si elle a bien coûté 250.000 euros, c’est incroyable.» Mais la suite de l’histoire recèle d’autres surprises...

Une fois l’étude livrée par E&Y, le 24 mai 2013, Marc Descheemaecker la communique à son conseil d’administration puis… à la justice. Le 3 juin 2013, il transmet l’intégralité du rapport d’E&Y au procureur du Roi du parquet de Bruxelles. «L’article 29 du Code d’instruction criminelle oblige en effet tout administrateur délégué d’une société anonyme de droit public de signaler immédiatement la présence de possibles irrégularités, quelles qu’en soient les raisons», se justifiait Descheemaecker le lendemain devant les députés en Commission de l’infrastructure, des communications et des entreprises publiques.

«Qu’il remette ce rapport au Parquet la veille de son audition au Parlement m’a beaucoup surpris, explique Stefaan Van Hecke. Dès ce moment-là, on n’a plus pu discuter du contenu du rapport puisque la justice en était saisie. Il a donné l’impression d’avoir trouvé quelque chose de très important mais il était impossible d’en débattre au prétexte qu’il fallait respecter le secret judiciaire. Le Parlement était neutralisé.» En «verrouillant» judiciairement le dossier Fyra, Marc Descheemaecker a ainsi pu achever son mandat sans embrouilles...

Puis, mi-janvier, on apprend que le parquet de Bruxelles a classé la procédure sans suite. Aucune irrégularité susceptible de poursuites judiciaires n’a visiblement été mise à jour par le coûteux rapport d’E&Y. La justice bruxelloise, qui croule pourtant sous l’arriéré judiciaire, a gaspillé son précieux temps… «Le dossier Fyra n’est pas un petit dossier. Si le parquet a décidé si vite de classer sans suite, je suppose que c’est parce qu’il n’y avait pas grand-chose dans le rapport d’E&Y», commente Stefaan Van Hecke. Qui va demander au gouvernement de rendre enfin ce document public. «Je suis très curieux de voir ce que les consultants ont réalisé pour 250.000 euros...»

De son côté, Marc Descheemaecker a quitté la SNCB par la petite porte, en novembre, doté d’un parachute doré de 1,3 million d’euros. Comme le prévoyait son contrat.

David Leloup

(1) «Rode kaart voor NMBS-topman Marc Descheemaecker?», Knack, 26 juin 2013.



Une love story de 10 ans

2004. Guy Serraes (Open VLD), directeur de la branche Secteur public chez Ernst & Young, «travaille» le Premier ministre Guy Verhofstadt pour faire nommer Marc Descheemaecker à la tête de la SNCB. Ça marche.

2005. Le 1er janvier, Marc Descheemaecker (Open VLD) devient le patron de la SNCB. Sous sa houlette, l’opérateur ferroviaire public se met à recourir à plusieurs consultants extérieurs pour se faire conseiller.

2006. Ernst & Young rafle 37,6% des dépenses totales de la SNCB en consultance, soit 1,14 million d’euros sur 3 millions. Enorme: en 2005, le consultant n’avait obtenu que 22.000 euros de contrats, soit… 0,7% des dépenses totales.

2006-2009. Les frais de la SNCB en consultance doublent chaque année pour culminer à 45,7 millions d’euros en 2010. En obtenant annuellement quelque 30% de ces marchés, Ernst & Young se taille la part du lion.

2009. Fin de l’été, le fils de Marc Descheemaecker postule chez Deloitte, n°1 belge de l’audit et de la consultance. Il n’est pas retenu. Peu après, Ernst & Young, principal consultant de la SNCB dirigée par son père, l’embauche.

2013. En février, Marc Descheemaecker décide, seul, de commander une étude à 250.000 euros à Ernst & Young pour analyser les conditions d’attribution du marché des trains Fyra, entre 2000 et 2004. Quand ses prédécesseurs étaient aux commandes...



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