jeudi 24 juillet 2014

Les données reçues par Assange en 2011 proviennent de la Standard Bank de Jersey

Les CD utilisés lors de la conférence de presse étaient vides, mais le fondateur de WikiLeaks a bel et bien reçu de Rudolf Elmer des données bancaires en janvier 2011 à Londres. (Belga)
EXCLUSIF. Les mystérieuses données remises en 2011 à Julian Assange par l’ex-banquier suisse Rudolf Elmer proviennent de la Standard Bank à Jersey. Via cette filiale, quelque 2.000 clients de la banque sud-africaine se cachent derrière d’opaques trusts et sociétés offshore enregistrés à Jersey, l’île de Man et aux îles Caïmans.

C’était le lundi 17 janvier 2011, au Frontline Club de Londres. Rudolf Elmer, un ancien banquier suisse devenu lanceur d’alerte en matière d’évasion fiscale internationale, remettait avec emphase à Julian Assange, devant une presse internationale médusée, deux CD-ROM censés contenir des données bancaires explosives concernant 2.000 personnes ayant des comptes offshore potentiellement non déclarés. Parmi celles-ci figurent «environ 40 politiciens», avait déclaré Rudolf Elmer la veille de l’événement, dans un article de The Observer qui avait mis le feu aux poudres.

Pourtant, cet OffshoreLeaks avant la lettre n’a jamais éclaté au grand jour. Et ce n’est pas parce qu’il pleuvait des cordes sur la City ce matin-là. Ni parce que les deux CD brandis devant les caméras du monde entier étaient vides, comme l’affirmera Rudolf Elmer par la suite. Non, les données – bel et bien transmises à Assange avant la conférence de presse – n’ont jamais été publiées par WikiLeaks afin de protéger Elmer. Car deux jours après le show londonien, de retour en Suisse, l’ex-banquier est arrêté à Zurich. Son domicile de Rorbas est perquisitionné et Elmer placé illico en détention préventive.

6 mois de prison

Le procureur zurichois Peter Giger le suspecte en effet d’avoir transmis à Assange des données relatives à des clients de la banque helvète Julius Baer, où Elmer a travaillé jusqu’en 2003. Des données a priori protégées par la loi suisse sur le secret bancaire. Bien qu’il n’a pas mis la main sur les CD et ne dispose d’aucune preuve, la conviction du procureur est forgée. Elmer restera 187 jours derrière les barreaux de la prison de Winterthour. Enfermé 23 heures sur 24, il ne peut pas avoir de contact avec son épouse. Il ne peut voir sa fille de 12 ans qu’une heure par semaine, derrière une vitre.

Puis, ce 9 juillet 2014, la justice zurichoise annonce avoir bouclé son enquête. Et inculpe Elmer pour faux et violation du secret bancaire. Outre son show londonien, le ministère public lui reproche une série de choses sur la base de documents saisis lors de la perquisition de son domicile: Elmer est accusé d’avoir falsifié en 2007 un document relatif à son ancien employeur, publié en 2008 des données sur des clients de la banque via WikiLeaks et proposé en 2009 et 2010 des données bancaires au ministre des Finances allemand. Le procès devrait s’ouvrir avant la fin de l’année, sans quoi certaines accusations atteindront la prescription.

Délocaliser à Maurice

Il ne s’en cache pas, de juin 2006 à mars 2008 Rudolf Elmer a travaillé pour la Standard Bank Jersey Limited, le QG offshore de la banque sud-africaine. Sa mission: délocaliser la gestion administrative des trusts (1) et autres sociétés-écrans, créés par la banque pour ses clients «offshore», vers l’île Maurice, un paradis fiscal perdu dans l’océan indien où la main-d’œuvre est meilleur marché que dans les îles anglo-normandes. Rudolf Elmer a dû gérer le transfert à Maurice de plus de 1.200 trusts et sociétés enregistrés à l’île de Man, Jersey et aux îles Caïmans.

Ce sont ces données qui ont été transmises à WikiLeaks en 2011, selon nos informations recueillies à bonne source. Et nous sommes en mesure de révéler l’identité de huit clients dont le dossier bancaire est entre les mains de Julian Assange (lire ci-dessous). Contacté par M… Belgique, Rudolf Elmer ne confirme rien et ne dément rien. Il rappelle qu’il se bat «contre le système offshore dans son ensemble, pas seulement contre le paradis fiscal opaque qu’est la Suisse».

Bien qu’il ait annoncé lors de la conférence de presse que WikiLeaks diffuserait ces données après «quelques semaines», Julian Assange aurait finalement choisi de ne pas les publier pour éviter qu’elles puissent être utilisées par la justice zurichoise à charge contre Elmer. Plusieurs clients figurant dans les documents ont en effet des liens avec la Suisse.

Plainte contre Jersey

M… Belgique peut aujourd’hui révéler que la Standard Bank a déjà fait les frais, à deux reprises, de l’activisme «anti-offshore» de Rudolf Elmer. En juillet 2009, l’ex-banquier a déposé plainte contre Jersey auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sur la base de son contrat de travail. Elmer estime que les lois de l’île anglo-normande sur la confidentialité et le secret des données bancaires l’empêchent d’exercer son droit fondamental à la libre expression. Ainsi, s’il est témoin de malversations dans l’exercice de sa profession, il ne peut les dénoncer aux autorités publiques sans violer la loi de Jersey, qui s’applique à son contrat.



Elmer avait déjà déposé une plainte similaire en mai 2008 contre la Suisse et sa loi sur le secret bancaire, mais cette plainte a été jugée non-recevable par la CEDH en mai 2012. Cette seconde plainte contre Jersey devrait subir le même sort, pour autant que la Cour… la retrouve: «Nous n’avons aucune trace d’une telle requête», déclare Tracey Turner-Tretz, porte-parole de la CEDH. Bizarre…

Dans cette plainte signée de sa main, que nous publions, Elmer dévoile le nom de trois clients offshore de la Standard Bank. A la même époque, il publie sur WikiLeaks un échange de courriels entre un quatrième client et son chargé de clientèle au sein de la Standard Bank à Maurice. Un discret signal adressé à la banque, informée par ailleurs de la plainte d’Elmer à Strasbourg.

Une «obsession du secret»

En annexe de cette plainte, un document interne de juillet 2007 laisse planer peu de doute quant à l’utilisation, par certains clients, de structures offshore à des fins de fraude fiscale. Dans un courriel adressé à ses troupes, Warwick Ainger, directeur du département Trusts de la Standard Bank Trust Company (Mauritius) Limited, s’inquiète de l’«obsession du secret» entourant le trust de certains clients.

On peut en effet lire dans le système interne Navision des commentaires tels que: «Le mot de passe “aigle” doit être utilisé pour identifier le client au téléphone», «N’envoyer aucun document par la poste sans le consentement préalable du client», «Le créateur du trust est un homme de paille», «Très important – Ne jamais évoquer le bénéficiaire économique de Sogeval Limited», «Aucun courrier ne doit être envoyé à la résidence française du client», etc.



Pour Warwick Ainger, ces instructions «peuvent suggérer que l’individu en question ne remplit pas ses obligations [légales] dans son propre pays». Il demande donc que ces commentaires compromettants soient justifiés et «nettoyés» du système pour ne pas laisser de traces: «Dans un cas récent de blanchiment d’argent à Jersey, l’expert-comptable (qui a été mis en prison) a été critiqué pour une confidentialité excessive et pour utiliser des mots de passe/des faux noms, etc. Clairement, nous ne voulons pas être impliqués dans ce genre de choses.»

A aucun moment le responsable ne demande à ses subordonnés d’évaluer si les clients concernés déclarent bien leurs avoirs abrités par la Standard Bank ni, le cas échéant, d’interrompre la relation bancaire avec ces clients. Il se limite juste à leur demander d’«expliquer pourquoi [ces commentaires] sont nécessaires et pourquoi les pratiques en place sont appropriées» (l’éventualité qu’elles ne le soient pas n’est même pas envisagée), et de «mettre à jour» ces commentaires clairement compromettants pour la banque...

Deux sanctions en 2014

Au Frontline Club, Assange avait indiqué qu’une partie des documents reçus pourrait être transmise au Bureau britannique chargé d’enquêter sur les fraudes financières graves. Cela s’est-il produit? Ce qui est sûr, c’est qu’en janvier dernier, la Standard Bank s’est vu infliger une amende de 7,6 millions de livres (9,6 millions d’euros) par le gendarme bancaire du Royaume-Uni.

La Financial Conduct Authority (FCA) a mis en évidence «de graves lacunes» dans les contrôles anti-blanchiment de la banque réalisés entre décembre 2007 et juillet 2011. Les 48 dossiers passés au crible par la FCA avaient tous un lien avec un ou plusieurs «PEP», c’est-à-dire des personnes politiquement exposées. Les manquements relevés ont été jugés «particulièrement graves» car la Standard Bank a traité avec des clients de pays identifiés comme «présentant un risque plus élevé» de blanchiment d’argent. Conclusion: «Les faiblesses des contrôles anti-blanchiment de la Standard Bank ont généré un risque inacceptable que la banque ait été utilisée pour blanchir de l’argent du crime».

En avril, ce fut au tour de la Banque centrale d’Afrique du Sud de coller une amende à la Standard Bank: 60 millions de rands (4,2 millions d’euros). Toujours pour des contrôles anti-blanchiment insuffisants.

David Leloup

(1) Un trust est une sorte de contrat de droit anglo-saxon qui permet à un individu fortuné – le settlor – de se «dessaisir» de sa fortune afin de ne pas en apparaître comme le propriétaire aux yeux du fisc: il la «cède» à un trustee (homme de confiance) qui la gère selon les desiderata du settlor.



Des oligarques russes, une princesse saoudienne…

Parmi les quelque 2.000 clients de la Standard Bank à Jersey transmis à WikiLeaks figurent de nombreux PEP: des personnes exposées politiquement. Il s’agit d’individus exerçant ou ayant exercé une fonction publique, ou intimement associés à une telle personne. Du fait de cette fonction et du pouvoir qui y est associé, le risque est plus élevé qu’un PEP soit impliqué dans des faits de corruption et de blanchiment. Voici quelques PEP dont les documents bancaires ont été remis à WikiLeaks.

Abul Huda Farouki. Homme d’affaires jordano-américain, CEO de Anham (principal fournisseur d’eau et de nourriture de l’US Army au Moyen-Orient) et propriétaire de luxueuses villas en Virginie et au Colorado. Ami d’Ahmad Chalabi, ex-ministre du pétrole puis vice-premier en Irak après l’invasion américaine de 2003. L’avocat américain David Nathan Braus apparaît dans un trust où il représente les intérêts de Farouki.

Alexandre «Sacha» Gaydamak. Oligarque russe de 37 ans, ex-propriétaire du club de foot anglais Portsmouth. Il est le fils du marchand d’armes Arcadi Gaydamak, condamné dans l’affaire Angolagate, une affaire de trafic d’armes entre l’Angola et la France.

Alexander Elperin. Oligarque russe à la tête de Vologda Bearing Factory (VBF), la plus grande entreprise de roulements à bille de Russie. Ancien membre de la Douma (chambre basse du parlement), il fut au centre d’une enquête pour détournements de fonds en 1997. Il s’exila à Chicago et son immunité parlementaire fut levée.

Rustam Aksenenko. Fils d’un ancien ministre des transports d’Eltsine, il possède la société genevoise Finartis qui a été le principal actionnaire de l’entreprise de luxe allemande Escada. Ce financier de 39 ans, qui vit en Suisse depuis 20 ans, a été suspecté de blanchiment en 2009 quand il a vendu une villa genevoise quatre fois son prix à la fille de Nursultan Nazarbayev, le président du Kazakhstan.

Viktor N. Kobelev. Ancien membre de la Douma pour le Parti libéral-démocrate de Russie. Administrateur de Tekhpribor, un fournisseur russe de matériel aéronautique et aérospatial. Ancien directeur général de la société Perm Motors, qui fabrique des moteurs d’avions pour Aeroflot. Conseiller économique et technologique de la ville de Perm.

Gennadiy Bogoliubov. Oligarque ukrainien de 52 ans à la tête du conglomérat bancaire et industriel Privat. Avec 2 milliards de dollars, il est la troisième fortune d’Ukraine, selon le magazine Forbes.

Aziz G. Zapsu. Homme d’affaires turc de 59 ans considéré comme le «pape de la vente au détail» en Turquie. PDG de la chaine de hard discount For You, qui vend des produits de soins et de santé. Son frère Cuneyd Zapsu, cofondateur du parti AKP, fut le bras droit du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan jusqu’en 2008.

Princesse Haifa bint Faisal bin Abdulaziz Al-Saud. Fille du roi Faisal et de la reine Iffat d’Arabie saoudite, 63 ans. En 2002, elle a reçu un cadeau sous la forme d’un trust.
D.Lp

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